Propaganda

Le philosophe québecois, auteur de Petits cours d’autodéfense intellectuels (Lux, 2007) retrace l’itinéraire d’Edward Bernays, et en particulier ses premiers « succès » en matière de propagande. Tout commence par la promotion d’une pièce de théâtre controversée - parce que traitant de syphilis-, intitulée Damaged Goods, puis tout s’enchaînera pour le jeune « publiciste » : promotion d’artistes comme le ténor Caruso ou le danseur Nijinski, organisation d’un concours de sculptures en savon pour une grande firme de détergents, de déjeuners pour le président Coolidge avec des célébrités en vue à la Maison Blanche et qui ont grandement contribué à renverser l’image austère du politicien, d’un anniversaire prétexte de l’invention par Edison de la lampe à incandescence pour General Electrics, sans parler de l’orchestration d’une campagne de propagande ayant permis à la CIA de renverser le gouvernement du Guatemala dans les années 1950... Mais le coup de maître de Bernays fut sans doute, pour le compte d’une multinationale du tabac, d’avoir réussi à amener les femmes américaines à fumer, alors même que la cigarette leur était peu de temps avant encore interdite, et surtout que cette pratique était initialement perçue par nombre d’entre elles comme machiste.

Le facteur décisif dans la généralisation des « relations publiques » réside cependant pour Normand Baillorgeon dans la mise en place en 1917 de la Commission on Public Information, dite « Commission Creel » du nom du journaliste qui la dirigeait, par le président Wilson, et dont l’objectif était de convaincre la population américaine, jusque là majoritairement réticente, de la nécessité d’une entrée en guerre. Ce « laboratoire de propagande moderne » réunissant journalistes, intellectuels et publicistes réussit au-delà de toutes espérances, et ce fut le début des campagnes de masse telle que nous les connaissons encore et plus que jamais aujourd’hui.

Le texte de Bernays constitue ainsi un véritable manuel de « relations publiques » destiné tout à la fois à transmettre un certain nombre de techniques de propagande, mais aussi à convaincre les incrédules des vertus. Paradoxalement, le texte n’est pas faire écho aux écrits postérieures de Noam Chomsky, qui eux, dénoncent pourtant radicalement cette « fabrique du consentement » [3] !

Ainsi, le texte de Bernays commence par ces mots explicites : « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ». Mais c’est pour mieux justifier ensuite, tout au long du texte, l’existence de ce « gouvernement invisible », dont Edward Bernays a cependant la justesse de remarquer que son pouvoir s’exerce davantage sous la forme d’interactions coordonnées a posteriori par la convergences d’intérêts -Bourdieu parlait de « connivence »- que celle d’un complot savamment organisé (« le plus souvent, nos chefs invisibles ne connaissent pas l’identité des autres membres du cabinet très fermé auquel ils appartiennent » - on remarquera au passage que -par modestie ?-, il ne s’inclut pas dans le lot).

Bernays remarque cependant que si la manipulation de l’opinion a toujours existé sous diverses formes de la part des gouvernants, celle-ci a pris un tour nouveau avec l’avénement de ce qu’il baptise « la nouvelle propagande », qu’il décelle, exemples à l’appui, dans la moindre coupure de presse. C’est paradoxalement l’élévation du niveau d’instruction qui a permis, non pas au peuple de s’émanciper, mais à une minorité d’influencer la majorité bien plus efficacement que ne pouvaient le faire les monarques absolutistes des époques antérieures.

Les « nouveaux propagandistes » dont il s’efforce ensuite de dresser le portrait sont ainsi plutôt des « hommes de l’ombre », dont il détaille la liste pour l’époque : présidents de groupes d’intérêt en tous genres, écrivains, journalistes, producteurs, mais aussi ecclésiastiques populaires, financiers ou sportifs de haut niveau. En somme, ceux que nous appellerions aujourd’hui des « leaders d’opinion ». Et Bernays d’insister ensuite sur l’importance d’influencer ces « modèles », et plus généralement tous ceux qui sont un tant soit peu suivis dans leur comportement, postulant un grégarisme marqué au sein de la population. Ainsi écrit-il que « dans maints domaines de la vie quotidienne où nous croyons disposer de notre libre-arbitre, nous obéissons à des dictateurs redoutables ». Un certain pressentiment du concept d’« habitus » développé plus tard par Bourdieu, et plus particulièrement de la détermination sociale des goûts.

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